Pierre Boulez, imaginez que, redevenu jeune, vous auriez aujourd’hui de nouveau 25 ans: est-ce que vous recommenceriez à tout démolir? Où est-ce que la donne a changé?
Démolir…pour reconstruire tout de même…. Oui, les circonstances d’aujourd’hui sont complètement différentes. Je trouve que les jeunes compositeurs d’aujourd’hui ont beaucoup plus de chance que nous à l’époque. Certes, nous étions agressifs, mais nous nous trouvions dans un milieu complètement hostile dressant volontairement des barrages. Nous n’étions pas acceptés, pas joués. Si j’ai créé le ‘Domaine musical’, c’était parce qu’on ne parlait de musique nouvelle qu’en polémiquant sans fin, sans savoir vraiment de quoi on discutait. Je voulais procurer des documents…. Aujourd’hui, en revanche, les compositeurs sont choyés. A l’IRCAM ou à l’Ensemble InterContemporain on leur offre des possibilités de travail et un nombre de répétions adéquats avec des musiciens compétents et bien préparés. On a beaucoup moins de raisons de se révolter quand on vous ouvre les portes que quand elles restent fermées.
Est-ce qu’il y 50 ou 55 ans vous auriez osé imaginer que vous deviendriez un jour le plus grand chef d’orchestre français?
Je ne sais pas si je suis le plus grand chef d’orchestre français…. mais en tout cas je l’aurai difficilement imaginé étant donné que je n’avais aucunement l’intention de devenir chef d’orchestre. Je suis finalement devenu chef d’orchestre, c’est le fait non pas du hasard mais de la pression des événements. Quand j’ai créé les concerts du ‘Domaine Musical’ nous n’avions pas de subventions. L’argent venait de sources privées, et bien difficilement. A cette époque, les compositeurs de ma génération ou les représentants de l’Ecole de Vienne n’étaient pratiquement pas joués en France ou alors très mal. Il y avait donc peu de chefs pour ce faire et, d’un autre côté, pour mon organisation j’étais le moins cher. J’ai donc commencé par diriger de petits groupes et j’ai eu beaucoup de mal au départ. Quand il m’a fallu affronter pour la première fois ‘Le marteau sans maître’ ou ‘Zeitmaße’ de Stockhausen, nous avons sué la sueur de sang. Cette musique à cette époque n’était pas dans la nature et pas dans la pratique des musiciens. Et puis il est arrivé que je suis parti au Südwestfunk et là, j’ai dirigé aussi. J’ai dû remplacer à pied levé le chef de l’Orchestre symphonique du SWF, Hans Rosbaud, qui, à l’époque était très malade. Je me disais: Si je n’accepte pas, peut-être passerai-je à côté de quelque chose d’important. L’orchestre avait été préparé par Rosbaud et connaissait bien les œuvres que moi je devais à assimiler en quatre jours. C’était chevaucher sur de l’eau bouillante. Mais je m’en suis sorti. Les gens du ‘Concertgebouw’ m’avaient entendus, ils m’ont invité et puis j’étais chef d’orchestre…”
Vous avez dirigé et enregistré Mahler, Stravinsky, l’œuvre complète d’Anton Webern et la 8e symphonie d’Anton Bruckner…
Il y avait de la part des musiciens un certain intérêt à interpréter Bruckner sous ma direction. Curieusement, depuis le début des années soixante, j’avais les partitions à la maison. Cela a dû être Adorno qui m’avait poussé à les acheter. Et quand les musiciens de Vienne m’ont demandé à diriger Bruckner je me suis dit: En effet, pourquoi pas? C’était un peu comme quand Wieland Wagner m’avait demandé de diriger ‘Parsifal’ à Bayreuth en 1965. C’était même encore plus incongru de diriger Wagner à cette époque que de diriger Bruckner 35 ans plus tard. Dans Bruckner je me trouve confronté à un univers qui ne m’est pas familier, qui n’a pas fait parti de mon éducation. Je me souviens que Messiaen n’a jamais analysé une seule note de Bruckner. C’est même le seul compositeur à propos duquel je l’ai vu s’exprimer de façon sarcastique, lui qui était en général d’une grande bonté. Il m’a dit une fois: Dans Bruckner il n’y a que des ponts, donc des développements où il n’y a pas beaucoup d’idées. Je crois que c’était une sorte de préjugé français dont je me suis entre-temps débarrassé.
Mais n’avez-vous pas envie de retourner encore plus en arrière que Bruckner?
Je pense que, là, je tomberai par terre. Du reste, il n’y a pas grand-chose. Il faudrait que je me mette à Brahms ou à Beethoven et je pense que ces auteurs sont assez bien pourvus en interprètes et n’ont pas besoin de moi.
Une particularité de votre cycle Mahler c’est que vous dirigez dans cette série plusieurs orchestres.
Si je faisais une intégrale Mahler avec un orchestre il faudrait étaler cela sur quinze ans, tandis que, avec plusieurs orchestres, le projet avance beaucoup plus vite. Mais je veux quand-même souligner que je pense que chacun de ces orchestres a sa sonorité spécifique. On dit toujours qu’il y a de plus en plus d’orchestres internationaux qui seraient à comparer à ce que l’’International Cuisine’ est aux grandes chaînes hôtelières. C’est faux! Les orchestres ont des sonorités et surtout des cultures musicales très différentes. La culture sonore de Chicago est très différente de la culture sonore de Vienne. Tant mieux! Et quand je suis confronté à cela je ne réagis pas de la même façon. Ce sont notamment les solistes qui vous font sentir leur personnalité. On l’oublie très souvent. Quand on voit un orchestre, on dit qu’ils sont 100 ou 110. Même si cet ensemble ne constitue pas 110 personnalités, il y a, sur ces 110, quand-même 40 fortes têtes. La première clarinette a probablement ses idées sur la façon de voir les choses et donc vous ne voulez pas compresser ce musicien dans le même moule. Vous ne réagissez donc pas de la même façon à ce clarinettiste qu’à cet autre. Chaque orchestre a sa physionomie. Si j’avais fait le contraire de ce qui a été fait, à savoir la premier symphonie avec Vienne et le ‘Lied von der Erde’ avec Chicago, il est certain que même avec moi comme chef, ces interprétations auraient changé de profil parce que j’accepte beaucoup ce que l’on me propose et je m’arrange, même si j’ai une idée très précise de ce que je veux atteindre. Mais je peux l’atteindre d’une façon ou d’une autre.
Dans ce que vous dites en public, certains sujets reviennent toujours, comme par exemple l’utilisation d’instruments historiques et les interprétations dites ‘authentiques’. On a l’impression que cela vous enrage…
Le terme authentique est un terme qui me choque. Il n’y a rien de franchement authentique, il n’y a que des reconstitutions. Quand j’étais jeune, j’ai entendu des œuvres de Bach avec le continuo joué au piano. Aujourd’hui, ceci est évidemment hors de question, hors de poids même. Sans doute, le rapprochement de la pratique originale profite-t-il à la musique. Mais il faut tout de même être conscient de ce que l’on fait. Qu’est-ce que cela veut dire, diapason 415? Les instruments étaient plus ‘légers’ et avaient moins de possibilités dynamiques. Et d’un autre côté les salles étaient plus petites. Il est possible qu’on ait joué plus vite. Mais ce n’est pas sûr. Le premier exemple où on peut jauger la vitesse d’une interprétation est Bayreuth. A Bayreuth on a depuis 1876 toutes les durées d’exécution, acte par acte. On peut donc dire quels tempi Wagner préférait. Et nous avons vu ces tempi se dilater après sous l’influence d’une tradition figée wagnérienne et tout d’un coup ce réduire de nouveau avec des chefs comme Clemens Krauss et Karajan qui ont ramené les durées de nouveau à peu près aux dimensions originales.
Et puis on a la notion d’ensemble. Aujourd’hui, les ensembles répètent beaucoup et la musique est bien jouée. Qu’est-ce qu’on faisait à l’époque. On lisait le manuscrit une fois et on jouait. Vous ne devez pas me dire que l’ensemble devait être absolument parfait…
Honnêtement: nous n’avons pas les documents qui nous permettent de vérifier l’authenticité. Et si, dans tout ce courant d’interprétation, je reconnais l’effort, je vois aussi le marketing…
Quelle est votre position face au théâtre lyrique, en tant que compositeur et en tant que chef d’orchestre?
Je parle d’abord du chef d’orchestre …. parce que c’est là où j’ai le plus d’expérience. Ce qui m’a intéressé ce n’est pas de faire du théâtre en général, mais de prendre quelques œuvres qui m’intéressaient et de les diriger dans des conditions avec lesquelles j’étais d’accord au départ, c’est-à-dire en cohésion totale avec le metteur en scène: ‘Wozzek’ avec Jean-Louis Barrault, ‘Parsifal’ avec Wieland Wagner, le ‘Ring’ et ‘Lulu’ avec Patrice Chéreau, ‘Pelléas et Mélisande’ avec Peter Stein …. et une dernière expérience, mi-danse mi-opéra avec ‘Barbe bleu’ de Béla Bartok… chaque fois je me suis engagé à fond…
Et dans le futur…?
Je ne dirigerai plus d’opéra, non pas parce que je n’aime pas le faire, mais parce cela prend trop de temps. Quand je participe à un projet de théâtre, je participe dès le début et jusqu’à la fin. Je ne viens pas seulement cinq jours avant la première pour diriger quelques représentations et laisser d’autres se débrouiller pour le reste.
Vous vouliez encore parler du compositeur…
Le compositeur, ça viendra. Je n’ai pas eu de chance. Les deux collaborateurs que j’avais sont tous les deux morts. Peut-être qu’un troisième hésite à s’engager maintenant. Disons que j’ai des idées là-dessus mais je ne peux pas encore les dire.
Vous n’avez pas assez de temps pour composer?
Les saisons ne sont plus comme du temps de Mahler précisément, parce qu’à cette époque, la saison commençait en septembre pour se terminer en juin. Mahler pouvait composer en été. Aujourd’hui, avec les festivals et toutes sortes de cycles de concerts estivaux, il n’y pas plus de saisons. Je dois donc faire attention que tous ces concerts ne prennent pas toute ma vie. Mais vous savez que ce ne sont pas seulement les concerts qui ont pris mon existence, il y a aussi cet établissement, l’IRCAM, que j’ai mis sur pied. Cela m’a pris beaucoup de temps, même si je n’ai pas dirigé pendant sept ans. Cette année est assez exceptionnelle en ce qui concerne le nombre de concerts, mais je n’exclue pas non plus de prendre des années sabbatiques s’il le faut, pour composer. Et cela ne me prive pas. Souvent on me pose la question si cela me prive de ne pas diriger. Eh bien non, j’aime bien, mais je ne peux pas dire que mon ego en pâtirait beaucoup si je ne dirigeais pas.
Maitre, à quel moment de votre vie avez-vous eu le sentiment d’avoir été le plus vraiment vous-même?
Excusez-moi d’être aussi prétentieux: tout le temps, parce que j’ai toujours fait ce que j’ai voulu. Des fois c’était difficile de l’imposer, mais je ne me suis jamais senti dépendant et donc c’est pour ça que je me sens à l’aise sur mes 55 ans de rétrospective. Je ne dis pas que j’étais très haut, mais j’ai fait ce que j’ai pu faire…