Un portrait-interview de Rémy Franck et Stephen Hastings
L’un des plus importants chefs d’orchestre de notre époque, Valery Gergiev, impressionne et fascine par son intensité, son énergie, son charisme et, souvent, sa profondeur. Vivement acclamé sur la scène internationale, il fête, en ce 2 mai 2013, son 60e anniversaire… et inaugure Mariinsky II, le tout nouvel opéra de Saint-Pétersbourg.
Le journal gouvernemental ‘Rossijskaja Gaseta’ lui a rendu hommage en première page, le 30 avril, et disait qu’il est « un phénomène rare, combinant les talents de musicien, manager, homme d’affaires et missionnaire. »
Valery Abissalovitch Gergiev, 59 ans, a non seulement la responsabilité du ‘London Symphony’, qu’il dirige de main de maître depuis 2007, mais il est également directeur du Théâtre Mariinsky et chef titulaire de son orchestre. C’est à Saint-Pétersbourg qu’il démontre en permanence qu’il a non seulement un don musical prodigieux, mais qu’il est aussi capable de rassembler des ressources, du talent et des fonds. On l’a appelé ‘le tsar de la musique russe’.
Si vous demandez à Gergiev ce qui a été sa plus importante réussite, il vous dira que c’est le nouveau souffle qu’il a su donner au Mariinsky: « Ce que j’y ai fait, je l’ai ressenti comme un devoir. Et la réussite est due à la méthode: travailler dur, travailler ensemble, soigner la qualité et s’améliorer encore et toujours. » Il est directeur musical du Mariinsky depuis 25 ans.
Son curriculum se lit comme si c’était la combinaison de ceux de plusieurs musiciens. Au-delà de ses activités avec ses ensembles à Saint-Pétersbourg et à Londres, il est le chef de l »Orchestre mondial de la Paix’, chef invité des plus grands ensembles et festivals du monde, président du ‘Concours international Tchaïkovski’, directeur artistique du ‘Festival des Nuits Blanches’ de Saint-Pétersbourg, du ‘Gergiev Festival’ à Rotterdam, du ‘Mikkeli International Festival’ en Finlande, du ‘Peace to the Caucasus Festival’ et du ‘Red Sea International Music Festival’ à Eilat en Israël. En 2015, libéré alors par le ‘London Symphony Orchestra, il deviendra directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Munich, succédant à Lorin Maazel. On peut vraiment se demander, comment Gergiev réussit à accomplir tout ce qu’il entreprend. Et des fois, il y échoue. Il a beau être un boulimique du travail, investir de l’énergie dans des nuits blanches personnelles, il donne l’impression de faire trop. En 2011, il a même annulé des représentations au Met à New York pour raison d’épuisement. Monsieur ‘perpetuum mobile’ s’était arrêté de fonctionner. Il annule d’ailleurs plus souvent qu’on ne le pense, arrive en retard ou délègue des répétitions ou des concerts à un de ses assistants. Des musiciens d’orchestre ont même dit qu’il néglige les répétitions. Tout le monde s’accorde pour dire qu’il fait trop de choses à la fois. Mais lui, il aime le risque: « Chaque concert comporte beaucoup de risques. Je ne sais pas ce qui va exactement se passer, et l’orchestre ne le sait pas non plus »
Dans son livre ‘Valery Gergiev et le Kirov’, John Ardoin parle de votre façon de travailler en mode sélectif sur quelques parties d’une symphonie seulement, au lieu de l’analyser entièrement pour faire comprendre vos intentions.
Diriger est facile. Le chef d’orchestre ne doit pas savoir jouer d’un instrument. Alors, pourquoi le chef est-il important? Je continue à me le demander jusqu’à ce jour. La réponse est fournie si vous écoutez les résultats très différents que peuvent obtenir deux chefs d’orchestre. Au niveau mondial il existe une différence bien perceptible entre un petit groupe de chefs de grande individualité et la majorité de leurs collègues. Ce petit groupe exerce une grande influence sur les orchestres. Une influence claire et nette, même si les résultats peuvent être discutables. Beaucoup de chefs n’ont aucune influence sur les orchestres. Dans le meilleur des cas, ils n’interfèrent pas. Mais ils travaillent pour une bonne cause. On n’a pas toujours besoin d’une lecture révolutionnaire dans un répertoire déterminé. Il suffit de faire exécuter la musique avec simplicité, noblesse et précision. Mais une telle approche ne peut pas fonctionner dans la Septième de Mahler.
Et dans Brahms, que vous dirigez actuellement avec le LSO?
Il existe trop d’interprétations normales de Brahms, même sur disque. On peut même se demander pourquoi il faut encore enregistrer les symphonies une nouvelle fois, puisqu’il y a déjà des centaines d’enregistrements sur le marché.
Mais vous le faites tout de même!
Je n’ai pas régulièrement dirigé les symphonies de Brahms. Pour moi c’est donc une sorte de retour. Cependant, je les connais bien pour les avoir jouées au piano dans ma jeunesse. Je n’oublierai jamais une exécution de la Deuxième Symphonie sous Mravinsky. Je n’ai jamais rien entendu de meilleur. La Quatrième, il l’a dirigée avec une extrême noblesse. C’était une interprétation aristocratique. Ce n’est certainement pas la seule façon de diriger cette œuvre, mais si vous voulez éviter une expression plus ouvertement romantique, la lecture de Mravinsky figurait parmi les meilleures possibles: beauté sonore, sans trop de volume, phrasé raffiné et une façon incroyable de construire les crescendos. C’est totalement différent de ce que faisait Furtwängler, la retenue émotionnelle était notable. Mais je pense que les enregistrements faits par Furtwängler pendant la Guerre ont certainement été influencés par les événements dramatiques de l’époque.
Vous écoutez et réécoutez ces enregistrements?
Pas récemment, mais je les ai souvent écoutés. Je pense que Furtwängler est un des plus grands chefs de tous les temps. Quand j’étais étudiant, j’écoutais beaucoup d’enregistrements de Furtwängler et de Toscanini. Je ne sais pas qui des deux fut le feu et qui la glace, mais certainement on est en face de dimensions complètement différentes. Leur façon de contrôler le rythme était radicalement opposée. Il y a peu d’autres chefs qui m’ont influencé. Jochum et Carlos Kleiber, Karajan aussi et Lenny Bernstein que j’ai connus personnellement.
Vos enregistrements avec l’Orchestre du Mariinsky et le LSO et se font généralement en concert. Comment cela se passe-t-il?
Pour faire le disque, on utilise des fois un seul enregistrement, d’autres fois on a besoin de mélanger deux prises de son différentes. Ce sont souvent des causes non liées à la musique qui le déterminent. Si vous avez un public inquiet ou toussant beaucoup, cela a une influence néfaste sur le chef et l’orchestre, car nous ne pouvons pas maintenir le niveau de concentration souhaité. Lorsque nous avons fait l’avant dernier des concerts au cours desquels nous voulions enregistrer la Deuxième Symphonie de Mahler, on se serait cru, au début, dans un hôpital. Une personne a toussé vingt ou trente fois, et l’atmosphère magique que nous voulions atteindre n’est tout simplement pas arrivée. Il ne nous restait plus qu’une chance de bien réaliser ce programme…Vous savez, il faut qu’il y ait des moments magiques au cours d’un concert. Une interprétation sans au moins un ou deux moments de pure magie est un échec.
Au Théâtre Mariinsky historique, construit en 1860, et la Salle de concert du Mariinsky inaugurée en 2006, s’ajoute aujourd’hui le Mariinsky II, une toute nouvelle maison d’opéra, financée par le gouvernement russe, où Gergiev peut toujours compter sur son ami Vladimir Poutine.
La nouvelle salle de 2.000 places été conçue par le bureau ‘Diamond Schmitt Architects ‘en collaboration avec la firme russe ‘KB ViPS’ et les acousticiens ‘Müller-BBM’.
D’une superficie totale de 79 114 m², le Mariinsky II est aujourd’hui l’une des maisons d’opéra les plus vastes au monde. Ses équipements techniques ultra-modernes rendent possibles des productions techniquement ambitieuses, impossibles à réaliser sur scène historique Théâtre Mariinsky.
Avec ses trois salles, le Mariinsky peut désormais accueillir chaque soir plus de 5000 mélomanes. Le gala d’ouverture de ce 2 mai réunira les plus grandes voix russes actuelles, souvent révélées par Valery Gergiev, parmi lesquelles Anna Netrebko, Olga Borodina ou encore Evgeny Nikitin – et aussi l’ami de toujours, Plácido Domingo.