Vincent Larderet, votre année 2013 a été marquée par des enregistrements et des contrats avec plusieurs nouveaux agents et attachés de presse. Ce sont des outils importants pour la carrière d’un artiste. Je suppose que le marché est difficile en ce moment, la concurrence étant énorme?
Oui! Il y a beaucoup de pianistes qui jouent très bien et, avec les concours qui se multiplient, il y a tout le temps de nouveaux artistes qui émergent. C’est la raison pour laquelle il faut bien se positionner. Tout musicien qui aime avoir une activité internationale doit le faire. Moi, je l’ai fait avec un contrat de disques à long terme et une bonne représentation internationale au niveau des agences et des relations publiques.
J’ai l’impression que vous êtes plutôt un individualiste?
Pour un Français, j’ai un parcours un peu singulier, car je ne suis pas passé par un Conservatoire supérieur. J’ai d’abord eu un professeur privé, Carlos Sebro, un élève de Vlado Perlemutter, j’ai fait un court passage par le CRNS de Rueil-Malmaison pour la préparation d’un concours, ensuite je suis parti à Lübeck en Allemagne, puis à Monaco, étudier avec Bruno Leonardo Gelber. Ce parcours m’a donné beaucoup de satisfaction, même si, à une certaine époque de ma vie, ça n’a pas été facile. Quand je suis revenu d’Allemagne, je n’étais pas connu en France, et les choses se sont passées un peu moins fulgurantes que pour certains de mes collègues.
Des fois, j’ai l’impression que le marché est injuste: des pianistes showmen ont beaucoup de succès, d’autres, d’excellents pianistes avec une musicalité beaucoup plus grande, restent dans l’ombre.
Il y a des choses qui me dépassent lorsqu’on parle de notoriété, un terme qui, de toute façon, est très relatif. Et même si on gère bien sa représentation et ses relations publiques, il y plein de choses qu’on ne contrôle pas.
Quels facteurs, croyez-vous, sont très importants pour bien lancer une carrière?
Il faut être très déterminé et avoir une forte personnalité. Ce qui veut dire que, dans un monde qui se veut très consensuel, il ne faut absolument pas rentrer dans un moule, mais plutôt avoir des idées bien précises et singulières. Il faut avoir le courage de bien affirmer ses convictions, avoir un répertoire intéressant, pas forcément hors normes, mais suffisamment attirant pour être remarqué. Il faut aussi prendre conscience du marché. Moi j’ai eu la chance de passer très jeune des concours, à une époque de la vie où d’autres n’y pensent pas encore. J’ai tout de suite été confronté au niveau international, et cela m’a ouvert les yeux. Je n’évoluais pas, comme d’autres, dans le carcan protégé d’une école, mais j’ai tout de suite été confronté à la réalité du métier. Cela m’a donné une force bien précise: je me suis dit qu’il fallait rester très humble, car il y avait quand-même dans le monde énormément de pianistes de grand talent, et avoir un amour inconditionnel pour la musique.
Voulez-vous dire par-là qu’il est préférable d’avoir une étiquette, d’être reconnaissable dans le monde musical?
Une étiquette est une affaire à double tranchant, puisqu’on ne la contrôle jamais dans son entièreté. A moi, par exemple, on a souvent dit que je jouais surtout des compositeurs peu connus. Pourtant, même si j’en joue, Schmitt ou Szymanowski par exemple, ces deux là ne forment certainement pas mon fonds de commerce.
Quant aux étiquettes: pianiste français en est-une. Ou ne diriez vous pas que vous êtes un pianiste typiquement français?
Je me considère comme un pianiste avec une double filiation. Je suis très attaché à ma filiation française via le travail avec Carlos Cebro dans la lignée Perlemutter. D’ailleurs mon nouveau disque Ravel est dédié à ce pianiste, dont j’ai pu utiliser les partitions personnelles. L’école française se manifeste dans la conception du jeu, dans la pureté du son, dans la coloration typiquement française. Et puis, j’ai une filiation germanique par Bruno Leonardo Gelber, qui est un immense interprète justement du répertoire allemand. Je n’ai donc pas exclusivement une étiquette française.
Mais quel est donc votre répertoire préféré?
Schmitt est un cas à part, car on m’a invité à faire ce disque alors que je n’avais pas du tout prévu de jouer cette musique – que, toutefois, je connaissais bien. Donc je ne peux pas considérer qu’il fait partie de mon répertoire préféré. En revanche, vu que je joue le répertoire français, Ravel, Debussy, Fauré beaucoup moins, je peux bien l’intégrer. Je me sens très lié au répertorie russe, en particulier à Scriabine et Rachmaninov, et au répertoire germanique, Beethoven, Schumann Brahms.
Après avoir enregistré pour le numéro un des labels classiques, Naxos, vous êtes allé, pour votre nouveau disque, en Allemagne, rejoindre un petit label indépendant, Ars. Pourquoi?
C’est un choix délibéré. Ars est un label qui existe depuis 25 ans et qui a une excellente distribution internationale. Par ailleurs, ce qui m’a séduit, c’est le caractère audiophile de leurs enregistrements qui sont absolument somptueux. Naxos n’enregistre que la musique qui ne fait pas déjà partie de leur catalogue, donc de la musique souvent peu connue, et cela est une attitude à double tranchant. Je ne pense pas qu’un artiste doit, dans sa discographie, enregistrer que des compositeurs moins connus. Je voulais donc proposer un répertoire qui m’est important à un label qui est ouvert.
Une partie de la philosophie de Ars repose sur l’emploi du SACD et du son surround. Je trouve dommage que le SACD au niveau du 5.1 ne trouve pas tellement d’adeptes. Car, même pour le piano, le son surround est important, l’image sonore étant de loin meilleure, plus complète.
Le SACD n’a pas du tout pris en France, mais il est bien accepté en Asie, aux États-Unis, en Allemagne et en Angleterre où Chandos a fait d’excellents produits, comme BIS en Suède.
C’est dommage que beaucoup de mélomanes ne soient pas prêts à investir dans une installation surround. Pour moi, le son 5.1 a été une vraie révélation dans l’écoute de la musique pour piano. La différence de la sonorité est énorme et elle est importante aussi entre le CD conventionnel et le SACD stéréo, puisque la bande passante de ce dernier est pus grande. Le CD a été présenté dans le temps comme un produit révolutionnaire, avec un son d’une pureté exceptionnelle, mais on ne nous a pas tout dit. Quand on regarde les courbes de fréquences obtenues sur un ordinateur à partir d’un disque vinyle, d’un CD et d’un SACD, on voit très bien que le CD coupe certaines fréquences. Par conséquent, il a beaucoup moins de dynamique, moins de graves aussi qu’un vinyle, tandis que les pianissimi sont un peu relevés. Je suis toujours gêné par le son d’un CD, j’ai toujours l’impression que quelque-chose a été enlevé par rapport à l’original.
Aimez vous enregistrer en studio?
C’est toujours une épreuve. Il faut avoir beaucoup d’expérience. Dans le temps, c’était plus difficile, maintenant, j’essaye de m’y faire. Étant tout seul, sans public, c’est complètement différent du concert, et je crois qu’il faut le prendre comme ça. Je ne pense pas qu’il faut jouer comme si c’était un live, ce serait un faux raisonnement, parce qu’il n’y a pas de public. Donc, il faut chercher autre chose, tout en étant extrêmement expressif. Ce qui est embêtant, c’est le système de la répétition par lequel on a tendance justement à devenir moins expressif. C’est évident, c’est mathématique. A mon avis, il ne faut pas faire trop de coupes, sinon on sacrifie la grande ligne musicale. Et cela s’entend. Dans mon disque Ravel, nous avons travaillé avec de grandes phrases, et on a pu éviter au maximum les collages. Donc, le studio reste un choix qui n’est pas idéal, mais dont on peut s’accommoder.
On a parlé du répertoire de niche qui n’est pas forcément utilisable en concert. Pourtant, il peut arriver que vous vouliez jouer une œuvre peu connue dont vous êtes convaincu que c’est une composition de valeur…
Reprenons l’exemple de Florent Schmitt, un compositeur banni suite à son comportement pendant la Deuxième Guerre mondiale. Je suis tout à fait contre ce bannissement, car je pense qu’il ne faut pas faire d’amalgame entre un artiste et son éthique morale. Moi, je ne suis pas avocat, je suis interprète et ce n’est que la musique qui m’intéresse. Le fait qu’il ait été rejeté a encore plus exacerbé ma volonté de le défendre. Je trouvais que ce rejet était injuste, qu’il correspondait à un cas de censure. Et j’étais sûr que j’allais surprendre le public. Je l’ai joué en concert, surtout la première pièce d »Ombres’, ‘J’entends dans le lointain’, que je considère comme son plus grand chef-d’œuvre, avec la ‘Tragédie de Salomé’. Je l’ai fait sans trop me soucier de la réception auprès du public. J’avais d’ailleurs trouvé un système: A la fin du concert je prenais carrément la parole pour exposer le cas de Schmitt, le replacer dans un contexte et expliquer pourquoi je le jouais et j’ajoutai, que, étant issu d’une famille de résistants, je me sentais encore plus autorisé d’avoir du recul par rapport au fond historique. Ce qui m’effrayait un peu, c’est que des gens pouvaient croire que, en jouant la musique de Schmitt, je défendais les mêmes idées, et cela je le trouvais obscène. Je suis convaincu qu’il faut avoir le courage de défendre des œuvres auxquelles on tient, qu’elles soient de Schmitt ou d’autres compositeurs.
Vous êtes né dans une famille musicale?
Oui, mon père, docteur en musicologue, professeur e.a. à l’Université de Lyon 2, m’a exposé très jeune à la musique. Et je considère que cela été mon plus grand privilège que d’avoir baigné dans cet environnement musical. Au départ, j’avais plus une démarche d’écoute de la musique que de piano. Il y avait bien un piano à la maison, mais je ne voulais pas devenir pianiste, mais compositeur. Je n’ai étudié le piano que vers 8 ou 9 ans. En revanche, la composition, je l’avais commencée à 7 ou 8 ans et je l’ai pratiquée jusqu’à quinze ans, pas plus. Là, j’avais fait mes choix. Le fait d’avoir écouté beaucoup de musique m’a donné accès à un répertoire très large. J’écoutais Schönberg à douze ans, et cela a éveillé ma sensibilité et m’a donné une force qui est très importante dans ma vie d’artiste.
Vous avez donc aussi dû découvrir des interprètes qui vous ont inspiré.
Absolument! Je dirai même que j’étais écrasé par le poids de tous des interprètes légendaires que j’écoutais sur disque. Mon plus grand inspirateur était Arturo Benedetti Michelangeli dont j’ai largement étudié les enregistrements. Cela m’a appris énormément de choses, non seulement sur sa conception pianistique, mais aussi sur la musique. Il avait une vision extrêmement pure et fidèle au texte dans un répertoire qu’il sélectionnait rigoureusement. Il jouait beaucoup plus d’œuvres en privé qu’il n’en avait dans son répertoire public. Il prenait beaucoup de temps avant de jouer une œuvre en public. Il avait une démarche très perfectionniste…
…comme Zimmerman.
…comme Zimmerman, un autre pianiste qui m’a énormément influencé aussi. Mais si influence il y a eu, je n’ai jamais essayé de reproduire, ce qui aurait d’ailleurs été impossible, car de tels artistes on ne peut pas les reproduire. Une influence, en fait, je la considère comme positive. Il ne faut pas rejeter les influences qu’on a subies, c’est un enrichissement qui vous aide à forger vos propres vues.
Votre père était enseignant. Est-ce que allez lui emprunter le pas?
Je le fais déjà, je donne des cours et des master classes, notamment à la ‘Hong Kong Music and Performing School’ où je suis cette année ‘artiste en résidence’, où je donne des concerts et où j’enseigne dans des master classes. Vu que ces cours se répètent durant l’année, on peut y faire un travail très constructif. Je crois que cette activité est complémentaire de l’activité d’artiste.
Que fait Vincent Larderet quand il n’est pas au piano?
Je passe beaucoup de temps sur les partitions. Mais mon plus grand bonheur, ce sont mon fils et ma femme. J’essaye de passer un maximum de temps avec eux. Et puis, je suis un fervent cinéphile…